Quand la nuit tombe sur le jardin [PV Ange]

Asa... Asa... C'était la seule chose qui obnubilait Ange. Quand on avait passé des années dans une cuve à se complaire du moindre petit bonheur, on ne rêvait à rien d'autre et on ne connaissait rien d'autre. Pas même ce qu'un mortel faisait pour passer le temps, toute la multitude de désirs par lesquels passe un mortel... On ne connait que ce que pourquoi on existe et on est heureux d'une simple étreinte jour et nuit sur sa chair. Mais cette étreinte, on le lui avait enlevée. Sa chère Asa ne gisait plus endormie à ses côtés et voilà, qu'elle savait que les dieux l'avaient scindés en milliers de petits morceaux éparpillés dans les divers Dormeurs de l'univers.

Pourquoi ? Là était la question. En fait, Ange ignorait même si c'était vraiment la décision des dieux. Peut-être d'un seul en particulier. Les dieux devaient bien se douter qu'Ange ne laisserait pas faire et qu'elle partirait en quête des Dormeurs. Alors quoi ? Ils pensaient qu'elle n'en saurait jamais rien ? Une chose était certaine, ils ne pouvaient pas vouloir qu'Ange extermine les Dormeurs un par un. Cela ne semblait pas logique. Alors, n'avait-il pas prévu son oeuvre destructrice ? En ce cas, que ne la rendait-il pas à elle ? Non, quelque chose clochait dans cette histoire. Une pièce manquait, quant aux buts derrière cet enlèvement surtout.

En attendant, tant qu'Asa ne lui serait pas rendu, elle pourchasserait les Dormeurs jusqu'au dernier. Dommage que la dernière rencontrée avait réussi à s'en sortir avec l'oeil droit d'Asa. Mais elle se rassurait en se disant qu'étant donné le nombre de morceaux à retrouver, de toute façon, un de plus ou de moins... Enfin, comme c'était sa soeur, elle ne pouvait pas s'empêcher de s'inquiéter et de s'en vouloir de ne pas avoir réussi.

Ce fut au bout de quelques heures de marche qu'Ange déplora de n'avoir toujours senti aucune aura de Dormeur, hormis des habitants qui allaient peu à peu se coucher, mais cela n'avait rien à voir. Ange planta sa lance dans le sol et fit craquer ses poings, comme si elle se préparait à un combat. Peut-être avait-elle besoin de se passer les nerfs sur quelque chose.

Elle reprit sa lance et avança droit devant elle. Quand elle arriva aux fortifications, elle s'arrêta devant le mur imposant en le fixant en fronçant les sourcils.

-On construit des murs hauts de plusieurs mètres mais la mort jamais n'est arrêté. Pathétique.

Elle avança encore plus avant de planter à nouveau sa lance dans la terre meuble. Elle aperçut soudain un homme non loin. Ange mit la main sur la hampe de sa lance et fit assez hostilement

-Belle soirée, n'est-ce pas ? Quand on dit ça, on est rarement aux aguets, les sourcils froncés, dans une allure de défi, mais Ange avait bien cette posture tandis qu'elle disait cette question futile.

Ange fixa l'homme en sondant son âme. Dormeur ou pas ? Non, certainement pas. Vraiment pas. Ou alors il avait le pouvoir de cacher sa nature. Mais si c'était le cas, elle finirait par devenir paranoïaque. De toute façon, elle sentait qu'elle commençait à perdre un peu la raison à chercher les dormeurs comme une forcenée.

-Ange. Je suis une Dormeuse. Sais-tu où je pourrais en trouver d'autres ?

La question était sans appel. S'il savait où en trouver, elle se jetterait sur l'occasion et exigerait avec force qu'on la mène jusqu'au dormeur en question, s'il ne savait pas, alors cet homme ne lui servait à rien, et elle laisserait tomber ce monde puant. Oui, elle trouvait ce monde puant, parce qu'il n'y avait nulle trace d'Asa. Oui, on peut appeler ça une fixation.

-Ce qui m'amène c'est ça, juste ça. Les Dormeurs. Si tu sais où je peux en trouver un, dis-le moi et vite, je ne suis pas patiente. Pourquoi était-elle si agressive ? Mauvaise journée sans doute. D'habitude, Ange était silencieuse, calme... Mais peut-être son caractère de destructrice reprenait le dessus ? Très étrange, cette perte de calme, ce n'était pas elle... Elle y pensa, s'en rendit compte et finalement, enleva sa lance du sol et la garda dans sa main mais cette fois moins hostile, elle la tenait juste dans sa main à ses côtés.

-Excusez-moi. J'ai eu une journée... Non en fait une semaine très désagréable. Je n'aurais pas dû m'emporter comme ça. Elle ne voulait surtout pas laisser son caractère destructeur prendre le dessus. Cela lui ferait plaisir de passer ses nerfs sur quelqu'un ou sur la ville toute entière car la destruction faisait partie d'elle intrinsèquement. Elle n'avait jamais pu s'en départir, cela lui faisait peur, mais cela lui faisait du bien.

Ange ne sut pas tout de suite quoi répondre. Demander à une Dormeuse si elle voulait dormir, la question semblait si ironique... Elle ne savait pas bien si elle devait laisser un temps sa quête. Après tout, elle n'avait rien trouvé sur ce monde... Mais, les ruines de l'alchimiste... Elle ne se souvenait pas d'avoir fouillé ces ruines. Alors bon, sa dernière chance était peut-être là. Dormir peut-être pas, mais profiter de cette invitation pour terminer son travail pourquoi pas ?

Aux dires de ce jeune homme, elle comprit qu'une fois encore elle venait de croiser quelqu'un qui avait perdu un être cher. Déjà à Port Royal, une rencontre avec une autre personne ayant perdu des proches lui avait fait poser cette question: "Comment se sentir face à ces gens à qui j'ai enlevé des âmes ?" Avoir des remords, s'en contrefoutre, compatir, assumer ? Elle était peut-être la Dormeuse qui avait prise la vie de cette personne comme de beaucoup d'autres tandis qu'elle gérait la Mort.

En ce cas, comment cet homme réagirait devant la responsable indirecte de la mort d'une de ses proches. Car non, elle n'était pas celle qui l'avait tué, mais au fond, c'était presque équivalent. Fallait-il s'en excuser ? Pas sûr puisqu'apparemment, cette même personne dont on parlait qu'elle avait rencontré à Port Royal lui avait parlé de la personne qu'elle avait perdu, et bien il ne s'agissait pas de quelqu'un qu'Ange se rappelait avoir pris. Alors soit, étant donné le nombre hallucinant d'âmes prises, elle ne s'en souvenait plus, soit elle n'était pas seule à s'occuper de cela. Et d'ailleurs, qui s'occupait de récolter les morts à présent ?

-Pourquoi pas ? Je vous suis. Répondit-elle non sans se demander comment on pouvait dormir sur une tombe. En même temps, dans le cas d'Asa, elle aurait sans doute fait pareil et pouvoir dormir encore, elles deux entrelacées, était son désir le plus fort. Même si ce sommeil devait être le dernier, même si ce sommeil devait être un sommeil plus profond encore que celui des Dormeurs, même si ce sommeil était celui qu'elle avait apporté à bon nombre d'humains.